J'ai testé pour vous... Épisode #2 : Une journée en boulangerie chez E.Leclerc

Chroniques ordinaires d'une immersion au cœur des métiers des magasins E.Leclerc

04h00 du mat' ! A cette heure-ci, on ne dit pas "le réveil sonne" mais "le réveil retentit" ! Branle-bas de combat dans mon cerveau tout embrumé qui refait l’histoire. Ah oui !  Je suis attendue à 05h00 pour une journée immersion en boulangerie chez Leclerc. Sur la route, je finis de me réveiller en croisant les phares d’une France qui se lève – TRÈS - tôt !

05h00. C’est Jean-Paul qui m’accueille, côté atelier du rayon boulangerie, où il fait déjà une chaleur dantesque...

Il est arrivé comme chaque jour un peu en avance, pour assurer les premières fournées. J’enfile une blouse qui me colle au dos dans la minute, tandis que mon responsable boulangerie s’agite autour de moi.  J’ai l’impression de vivre une scène de film en accéléré. Je vérifie ses chaussures. Non, Jean-Paul n’a pas de rollers aux pieds. "On ne commence pas assez tôt" me lance-t-il tout en m’évitant de me prendre les pieds dans le chariot et la tête dans l’angle du four, d’où il extirpe 80 boules, remplacées aussitôt par 30 "zig-zag"  et quelques pains spéciaux. 

Dans le rayon depuis 1990,  cela fait deux ans maintenant qu’il est responsable d’une équipe de deux boulangers et de trois vendeuses. Le décalage horaire ? " Je suis à ce rythme depuis mon apprentissage à l’âge de 15 ans. J’ai fait 7 ans en boulangerie artisanale avant de rentrer dans la grande distribution. Et vraiment aujourd’hui, il n’y a plus de différence… à part peut-être les quantités ! "

 

En été, ici la boulangerie doit produire, emballer et vendre 900 baguettes et environ 300 pains dans la journée. Et si vous cherchez un bout de pâte surgelée dans l’atelier, vous trouverez Joseph ou Guillaume sur votre passage, dans le pétrin depuis des heures. Les deux boulangers travaillent en alternance sur les préparations avec toujours une journée d’avance. Et puis il y aussi les commandes clients du jour à fabriquer : grands vignerons, campasine, pain aux figues, pain bûcheron, pain italien, stolen… et quelques nouveautés à tester avant de transformer l’essai.  Pain mexicain et pain énergétique seront dès ce matin mis en dégustation auprès de la clientèle. Je découvre que l’offre boulangère est un véritable inventaire à la Prévert !  Ces pains spéciaux font toute la réputation du boulanger qui démontre ainsi son inventivité, son savoir-faire et sa propension à concevoir de nouvelles recettes pour aiguiser la curiosité des gourmands.

 

Pour cela Jean-Paul me montre le local où sont entreposées les farines spéciales, toute fabriquées en France et parfois labellisées, les céréales et les bios - "on est contrôlé 4 fois dans l’année pour vérifier nos boules bios ", précise-t-il. Et pour la farine blanche traditionnelle, le magasin est équipé de 2 grands silos de 5 tonnes chacun, alimentés directement par camion depuis des tuyaux à l’extérieur du magasin. Une quantité qui permettra à l’atelier de tenir 6 semaines environ…

 

Une alarme nous rappelle à l’ordre… On ne peut pas être au four et au moulin. Il faut justement aller retourner une centaine de pains spéciaux arrivés à mi-cuisson, sortir du four rotatif la même quantité de baguette et remettre une nouvelle fournée.

Ça va saigner !

"Il est 06h00 !" annonce un type à la radio, "et tout le monde est bien réveillé ! ". C’est pas faux… Guillaume a façonné 500 baguettes en une heure et s’occupe des préparations des pains spéciaux du lendemain. Jean-Paul, la lame de rasoir toujours à portée de main, enchaîne les fournées dans une chorégraphie millimétrée avec passage de chariots à vide, à plein, sorties de fours, entrées de fours, maniant sa grande pelle en bois avec dextérité sur les quatre étages du four, sans faillir, quel que soit le poids de l’enfournement. Moi pendant ce temps, je danse la capoeira, avec mon petit carnet à la main pour éviter les portes, les chariots d’enfournement et le coup de pelle.

 

Et c’est là que Cathy, alias TGV, arrive. Avec Vanessa et Sophie, elles forment le reste de l’équipe boulangerie du magasin et fonctionnent elles aussi à horaires décalés. Leur mission ? Emballer, trancher, étiqueter et mettre en rayons la production du jour dans une cadence stakhanoviste pour que tout soit prêt à l’ouverture du magasin à 9h00. Vous l’aurez compris, Cathy n’a pas volé son surnom et assure l’objectif sans coup férir.

 

Je vais devoir être à la hauteur, lâcher le crayon et me mettre au boulot. Après avoir mis quelques pains spéciaux sous sachet, il est temps de s’occuper du miracle boulanger du jour : l’emballage de la multiplication des pains qui refroidissent sur les chariots. "Tu vas voir, ça va saigner" me lance un Jean-Paul goguenard… Sans trop comprendre, je commence donc à faire glisser l’une des 300 baguettes dans son fourreau de plastique… Mais avant de poursuivre, il faut que je vous donne le pourquoi de la lame de rasoir de notre boulanger : c’est pour faire la grigne, c’est-à-dire les entailles légèrement en oblique, dessinées sur le long des baguettes ou sur les pains, avant de les cuire. Elle a deux fonctions : permettre au pain de lever au four harmonieusement pour avoir une belle croûte, mais c’est surtout la signature du boulanger. "C’est une marque de reconnaissance pour les filles qui savent avant l’emballage, si c’est une boule de seigle, une boule de céréales ou autre ".

 

105 baguettes emballées plus tard, je passe au deuxième chariot quand Cathy me demande "Ça va tes mains, tu veux des gants ?". Je comprends alors la réflexion de Jean-Paul. Mes doigts saignent, griffés par la fameuse grigne, à chaque passage de baguette dans sa chaussette plastique !

 

Cathy, la petite cinquantaine dynamique est aussi fine que ses baguettes. Elle a trouvé son rythme et se plaît bien à la boulangerie où elle est en poste depuis 10 ans, après avoir travaillé à la station-service à ses débuts puis à la caisse.  "J’aime beaucoup la partie contact avec la clientèle : conseiller, faire déguster, servir les pâtisseries, m’assurer que les habitués ont bien leurs commandes. Beaucoup de gens me tutoient et je suis souvent la première interlocutrice des personnes âgées qui viennent le matin acheter leur demi-baguette ou leur pain italien (une mie et une croûte souples… faciles à mâcher)".

Pas de quartier pour le gaspillage !

08h00 : Tout ce qui pouvait être emballé est déjà en rayon. Il faut encore attendre que les pains refroidissent, que les dernières  baguettes "à trois bout", les Menhir, soient cuites pour finaliser le rayon dont les corbeilles sont déjà remplies de moitié.  Je rêve d’un café. Jean-Paul a dû pressentir ma petite baisse de forme. Il nous apporte deux jolis petits pains comme remontants. Une exception par compassion qui tombe à point, car comme il dit, "on ne jette jamais de pâte".

 

C’est vrai qu’ici le gaspillage ne fait pas recette : les baguettes de la veille sont proposées aux clients pour quelques cents en sacs de "vieux pains" ; les pains spéciaux, boules  et petits pains restants en fin de journée sont vendus à moitié prix au rayon "Zéro gâchis" et chaque jour Jean-Paul prépare sa feuille de fabrication du lendemain en comparant avec celle de la veille et celle de l’année précédente à la même date. "Il faut savoir prévoir pour qu’il y ait le moins de rupture possibles en fin de journée mais aussi le moins de perte".

De la Jeanne à la Pomponnette

Dans l’atelier, côté pétrins, Guillaume travaille déjà la fabrication des pâtes pour le lendemain. Pendant que je commence à garnir des fougasses de lardons et de chorizo, je bascule dans le côté technique de la boulangerie. Sans me dévoiler les secrets de fabrication (ne cherchez pas de recettes au mur, tout doit rester dans les têtes, pour que le pain d’ici ne soit pas le pain de là-bas), Guillaume me laisse entrevoir les arcanes du métier : tout est question d’alchimie et de calcul : choix des farines, des céréales, composition, balancelle, température de l’eau, de la pâte, diviseuse, pré-boulage des pâtons, temps de fermentation, de pétrissage, froid variable programmable...  Tous ces paramètres me donnent l’impression que sans sortir de Polytechnique, il est difficile de mettre vraiment la main à la pâte !  Bref, c’est un métier.

 

En questionnant Guillaume sur sa formation et son parcours, j’apprends qu’il a été pendant 6 mois boulanger et pâtissier du Commandant, à bord de la Jeanne d’Arc, le fameux porte-hélicoptère de la Marine Nationale (désarmé en 2010 à Brest). "A 18 ans j’avais fait le tour du monde et croisé les grandes figures internationales. Je me souviendrai toujours de la fois où Fidel Castro a dîné à bord, car j’avais son goûteur en sentinelle à côté de moi pendant tout le temps de fabrication du dessert. Et une fois sorti des cuisines, je n’avais plus le droit d’y revenir".

 

Je termine mes fougasses en rêvant de cocktails à Tokyo ou Acapulco sur le pont de La Jeanne quand Jean-Paul me tend une perche, enfin sa grande pelle à bois ! Ok, c’est super lourd, mais on va quand même tenter de sortir les pains bûcherons de leur fournaise du 4e étage de la bouche du four. Et là, c’est l’envol de l’albatros ! A grands coups de mouvements lourds et patauds, je parviens à enfourner ma pelle à bonne hauteur, à aller chercher une partie des "cadors" (comme les appelle  Jean-Paul au regard du succès de ce pain auprès de la clientèle), pour ensuite, entrainée par le poids, redescendre de manière saccadée et brutale vers ma piste d’atterrissage : le milieu du chariot à roulettes. Quelques secondes avant le crash de 2 bûcherons bien brûlants, Jean-Paul récupère les bébés aux bras et les place en sécurité. Oups !

 

Donc on résume : le boulanger doit être matinal, rapide, matheux, inventif, prévoyant, endurant et costaud !

Ce qui me pose, en cette fin de journée boulangère, vers 12h30 environ, la question de la féminisation du métier. En 2012, sur les 33 000 boulangers-pâtissiers qui exercent en France, 1 980 seulement sont des femmes. Si elles sont de plus en plus à suivre les formations de pâtissières ("parce que c’est un métier plus féminin, délicat, créatif et précis", diront certains…), les femmes restent donc peu nombreuses côté four en boulangerie. Présentes essentiellement derrière le comptoir, à l’emballage et à la vente, bien des gens considèrent encore que boulanger est un métier d’homme.

C’est vrai que l’ouvrage est physique et que les horaires totalement décalés avec des débuts à 2h00 du matin même, pour certaines grosses boulangeries Leclerc, peuvent s’avérer très problématique dès lors que l’on fonde une famille. Mais pour autant, on voit des  femmes commencer à occuper le terrain, à trouver des réponses aux problématiques du métier et à casser le cliché de "la femme du boulanger".  Il existe d’ailleurs une association, les Pomponnettes (ça ne s’invente pas !) qui aide à faire la promotion du métier auprès des femmes et des professionnels du pain et apporte quelques réponses : "On pense, à tort, que le métier de boulanger n’attire pas les femmes car le travail est physique et se fait de nuit. Mais il existe bien des infirmières de nuit et lorsque qu’il faut porter une charge lourde, on peut la faire à deux".

 

Ça me laisse effectivement songeuse, alors qu’à 18h je me rends à l’école de ma fille pour assister à une réunion sur la mise en place du dispositif pédagogique de "l’ ABCD de l’égalité" qui devrait permettre de lutter contre les stéréotypes filles-garçons. La journée n’est pas finie… ça pique un peu les yeux.

 

A suivre…  

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